jeudi 13 avril 2006

Santé mentale.

Ce qui suit a souvent été exprimé d'une manière ou d'une autre sur ce site, mais lorsque l'on tombe sur un texte où l'on retrouve beaucoup de ses propres préoccupations, exprimées qui plus est avec une louable clarté, pourquoi se priver d'en faire profiter ses lecteurs ?

Il s'agit d'une interview donnée par Vincent Descombes à la revue Esprit (numéros de mars-avril et mai 2000). Je ne ferai que quelques commentaires, et vous laisse éventuellement mettre des noms sur les idées critiquées ici.

"Ceux qui s'appellent eux-mêmes intellectuels critiques, ceux qui se sentent investis de la tâche quasi officielle de la critique, sont souvent des conservateurs idéologiques, alors qu'on préférerait avoir autour de soi des gens capables de proposer la critique intellectuelle dont nous avons besoin pour sortir d'une paralysie mentale devant l'événement. J'ai évoqué l'avant-guerre [avec l'exemple d'Aron invitant à forger de nouveaux concepts face à la montée des totalitarismes], ce sera bien sûr pareil après guerre avec la guerre froide, période durant laquelle l'intellectuel critique se montrera durablement incapable de dissocier progrès et révolution. D'où vingt ans de malheur pour les intellectuels français." (Descombes fait exception pour Castoriadis et Lefort.)

"J'ai (...) en vue un genre de situation qui se répète chaque fois que les représentations communes sont devenues intolérantes et résistent à toute mise en question par l'événement. (...) Dès lors, que va-t-on faire ? On peut se raidir et réaffirmer plus fortement les principes, comme si l'origine de nos difficultés était qu'on manquait de fermeté dans l'affirmation des principes : attitude typiquement conservatrice. Ou bien nous pouvons dire qu'en réalité, ce sont ces fameux grands principes que nous comprenons mal, faute d'être capables de procéder à des distinctions nécessaires."

"Je ne crois pas à l'"anthropologie philosophique" qu'un philosophe pourrait élaborer a priori dans son bureau, et c'est pourquoi je tente de montrer par des raisons philosophiques la supériorité d'une "anthropologie de la modernité" sur ce qu'on a appelé le "discours philosophique de la modernité" (construction qu'on trouve chez Heidegger comme chez Foucault ou Habermas).

Il faut ici revenir sur la partition actuelle des disciplines, la sociologie d'une côté et l'anthropologie de l'autre. Cette situation est anormale au regard de notre tradition sociologique, car Durkheim et Mauss (mais aussi Max Weber) traitent à la fois des sociétés traditionnelles et des sociétés modernes, le but étant d'établir une typologie reposant sur un contraste entre les unes et les autres. (...) La sociologie proprement dite et l'anthropologie, c'est la même chose. En revanche, il y a aujourd'hui des chercheurs qui sont en réalité des dissidents de la sociologie au sens classique, car ils prétendent pouvoir étudier le social autour d'eux sans passer par un certain nombre d'épreuves qui leur permettraient d'acquérir des concepts plus pertinents, plus rationnels, plus universels que ceux dont ils disposent d'emblée du fait d'appartenir à cette société. L'anormal, c'est de séparer l'anthropologie (pour les autres) et la sociologie (pour nous) parce que, dans cette situation, la sociologie de nous-mêmes devient une sorte de réflexion spéculaire, de narcissisme, puisque, sous le nom de "sociologie", nous ne ferons qu'appliquer à nous-mêmes les idées que nous avions en commençant. De son côté, l'anthropologie devient un divertissement, un voyage qui ne remet pas [en cause] l'image qu'on se fait de l'être humain, une fois revenu chez soi.

Pour se démarquer de cette approche, il faut rappeler que la grande sociologie apparaît après la Révolution française : c'est une réflexion qui suppose la Révolution et qui réfléchit de façon critique sur les limites intellectuelles des Lumières devant l'événement de la Révolution française. (...) Chez les ancêtres de la grande sociologie et surtout chez Durkheim, il y a l'idée qu'il faut un effort intellectuel gigantesque pour comprendre la société moderne et saisir parallèlement la manière dont les différentes formes d'humanité se rapportent les unes aux autres en partant de l'Australie et en allant jusqu'aux phénomènes anomiques et aux pathologies de la société moderne. Tandis que si l'on prétend être juste un expert des pathologies modernes, sans un équipement intellectuel comme celui que requiert l'anthropologie sociale, on va sans doute traiter de problèmes brûlants, mais on n'aura pas grand-chose à en dire. Nous avons besoin d'une anthropologie de nous-mêmes et non d'une "ontologie de nous-mêmes" [référence critique à une formule de Foucault]. (...)

La compréhension passera par le travail de décrire différents types d'humanité et, par là, de nous situer nous-mêmes comparativement."

- sur Durkheim, on notera pour mémoire que Descombes présente les choses à l'envers de leur déroulement effectif, sans trahir pour autant l'esprit du maître : Durkheim a commencé par étudier les sociétés modernes, et il s'est peu à peu aperçu que pour les comprendre il fallait mener une investigation plus vaste, notamment sur l'importance de la religion. Il est donc plus reparti que parti de l'Australie et de ses "primitifs".


"Ce qui frappe un philosophe, dans les philosophies progressistes de l'histoire, c'est le côté bizarre d'une classification des formes d'humanité qui distingue la raison des Modernes et la déraison du monde prémoderne. Une telle classification n'est pas descriptive puisque nous appliquons les concepts de nos sociétés aux autres sociétés et, du même coup, nous découvrons qu'elles sont déraisonnables puisqu'elles ne disposent pas de nos concepts. Ce n'était pas la peine de faire de l'anthropologie pour en arriver à un si mince résultat. Nous voyons ici que c'est le philosophe qui doit protester quand le concept de raison est utilisé - malheureusement par des philosophes - pour contraster des cultures, pour distinguer des cultures rationnelles et des cultures irrationnelles. Un tel usage du concept de raison est privé de sens. Il peut y avoir des formes d'irrationalité dans n'importe laquelle des cultures, mais il ne peut pas y avoir une culture qui soit globalement irrationnelle ou globalement rationnelle. Ce qu'on appelle "irrationalité" trouve sa source dans une contradiction entre une affirmation et une autre, entre une pratique et une autre. Elle tient à un conflit entre des idées qu'on soutient et d'autres idées opposées, qu'on soutient également. Pour qu'il soit possible de parler de contradiction ou de rationalité, il faut donc pouvoir confronter des éléments au sein d'un même contexte. La rationalité n'est pas une espèce de qualité comme l'élasticité est la qualité de certains matériaux, c'est la place qu'ont certaines idées dans un contexte formé par d'autres idées. Il ne peut donc être question de rationalité qu'une fois donné un contexte."

"Je ne conteste pas une classification de type wéberien distinguant la légitimation par la tradition et la légitimation rationnelle par le respect de règles générales. mais il faut qu'il y ait dans les deux cas une légitimation, il faut qu'il y ait une rationalité propre à une culture qui se légitime par la tradition, et une rationalité propre à une culture qui se légitime par le fait que les règles sont générales, procédurales ou efficaces."

"S'il nous est en général difficile de penser qu'une valeur s'attache au tout comme tel, c'est parce que nous croyons comprendre ce que c'est qu'une hiérarchie en nous représentant de simples situations d'inégalité (de pouvoir, de richesse, de prestige). Mais ces inégalités n'ont justement aucune valeur, elles ne peuvent pas prétendre apporter un bien à tout le monde. Ce qu'il nous faut donc comprendre, c'est que la hiérarchie comme valeur n'est qu'un autre nom de la solidarité entre les parties dans le tout. Tant qu'une inégalité ne peut se présenter comme lien, elle est incapable de porter la moindre valeur. Tocqueville peut nous guider sur ce point. Dans une société hiérarchisée, les rangs supérieurs ne peuvent se passer des rangs inférieurs et réciproquement. Le suzerain n'est rien sans ses vassaux, et le vassal ne peut pas se passer du suzerain : ils sont dans un rapport de subordination qui assure à l'un et à l'autre une place stable dans un certain ordre propre à la féodalité." (je souligne).

"Le fait de proclamer indépendant un individu doté de ses droits ne le rend pas indépendant intellectuellement : les individus ont les idées de tout le monde et ils dépendent, pour nourrir leur esprit, de tout ce qui se pense autour d'eux. Il y a donc un conflit perpétuel entre l'idéal qui est posé est une réalité sociale faite de solidarités, de dépendances, et donc de subordination. C'est le paradoxe que Durkheim avait noté quant il remarquait que les sociétés traditionnelles qui affirment la solidarité sont beaucoup moins structurées et complexes que les nôtres, et que, par conséquent, les hommes y sont plus indépendants matériellement, même s'ils tiennent à se penser dépendants les uns des autres. Alors que nous tenons, nous Modernes, à nous penser indépendants les uns des autres, la vie sociale nous met dans une plus grande dépendance - on le voit bien quand intervient subitement une catastrophe naturelle ou un désordre matériel.

Le sociologue ou l'anthropologue n'ont pas le choix : ou bien ils feront semblant de décrire la vie sociale en respectant l'idéologie individualiste du sens commun, ou bien ils vont décrire des gens qui dépendent les uns des autres alors que leurs valeurs sont celles de l'indépendance dans la vie de tous les jours. Si les gens se pensent comme des individus, ils n'ont pas envie cependant de devenir de véritables individus, je veux dire des "individus hors-du-monde", des moines, des solitaires ; bref, ils ne souhaitent pas renoncer à la vie sociale ordinaire. Tel est le conflit intellectuel qui nous travaille du fait de nos valeurs. C'est pourquoi le philosophe doit prendre en compte, pour sa part, l'affirmation de principe de l'indépendance individuelle, tout en soulignant la présence dans toute vie active de la hiérarchie, mais non pas de la hiérarchie entre des individus nés dans telle ou telle condition."

- sur ces thèmes, et notamment sur Durkheim, je me permets de renvoyer au passage de la Division du travail social, à laquelle Descombes fait ici allusion, que j'ai cité il y a quelques mois.

Les citations suivantes sont consacrées à Habermas, ce qui nous fait sortir de nos soucis principaux - mais des remarques incidentes y ramènent :

"Quand il expose une théorie du droit tel qu'il doit s'élaborer dans une démocratie, il le fait selon un modèle contractualiste. On s'aperçoit alors que sa théorie le range parmi les défenseurs d'une tradition française que nous ne connaissons que trop bien : celle de la supériorité morale d'un régime nomocratique, d'un régime où c'est la Loi qui décide de tout et non pas les hommes. En France, tant notre tradition juridique que notre idéologie politique ont souffert d'une tendance à constamment exalter la volonté générale ou la Loi. L'idée était que le gouvernement devait être le simple exécutif, le pur agent d'exécution, tandis que, de son côté, le juge n'aurait d'autre fonction que d'appliquer la loi. On peut ici penser au titre d'un pamphlet bien représentatif de cette manière de penser : l'exercice du pouvoir par le général de Gaulle aurait été un "coup d'Etat permanent". L'ineptie de ce titre en dit long sur toute une école de pensée. Je considère que nous avons fait en France un grand progrès dans la réflexion politique quand nous avons commencé à reconnaître les limites de ce modèle nomocratique dont la troisième République à ses débuts a cherché à être l'incarnation. (Certains parmi les plus estimables, comme Mendès-France, ne l'ont jamais reconnu, et cela a été leur limite.) En fait, notre expérience nous a appris que la réalisation terrestre du modèle nomocratique n'était pas le nec plus ultra de la démocratie et du contrôle par les citoyens de leurs affaires. La nomocratie réelle, c'était le parlementarisme avec tous ses défauts, et, en particulier, son incapacité à concevoir le rôle propres des institutions juridiques.

Pour penser le droit, il ne faut pas se placer du point de vue de la loi et du législateur, mais du point de vue du juge : la loi n'est là que pour permettre au juge de juger. Une philosophie du droit doit partir du juge, et plus précisément du problème de savoir quelles sont les difficultés, les conflits humains susceptibles d'être traités par l'art juridique. (Tout conflit humain ne relève pas [ou ne devrait pas relever...] de l'art du juge.) Quelles que soient l'abondance et la richesse des lois, il faudra bien que le juge interprète la loi puisqu'il rend une décision sur un cas particulier, lequel, forcément, n'était pas prévu comme tel par la loi."

- ici, je n'achète pas forcément tout, mais ce n'est pas le moment d'en discuter. Il me suffit de répercuter ces intéressantes remarques.

"On a l'impression que Habermas aimerait bien, grâce au concept de "raison communicationnelle", régler simultanément des problèmes qu'on pose dans la théorie de la connaissance (Qu'est-ce que la vérité ?), des problèmes d'éthique (Comment fonder nos décisions ?), et enfin des problèmes politiques (La communication dans l'espace public se fait-elle démocratiquement ou subit-elle des distorsions provoquées par l'idéologie ou des rapports de force ?). Si le concept de raison communicationnelle doit rendre tous ses services, quelque chose ne va pas, car une telle idée de la communication est nettement équivoque."

"Habermas voudrait avoir à la fois la radicalité du dialogue philosophique, l'efficacité propre au débat scientifique qui élimine les mauvaises idées dans le cadre d'une discussion entre chercheurs qui s'estiment mutuellement, mais encore l'égalité démocratique. Pourtant, la démocratie n'a pas grand-chose à voir avec la liberté qui règne dans une société de savants. La société de savants est ouverte - qu'un Finlandais me fasse une objection, c'est très bien si l'objection est solide, le fait que mon contradicteur soit finlandais n'a aucune importance - tandis que la discussion démocratique n'implique que des personnes concernées. On ne cherche pas à convaincre tous les gens qui peuvent avoir une opinion sur le sujet. En principe, en démocratie, on ne s'occupe que de l'opinion des gens qui vont avoir, d'une façon ou d'une autre, à payer de leur personne, à subir les conséquences. C'est pourquoi la démocratie peut très facilement tourner à une sorte de conservatisme suisse où nous préférons rester entre nous, car la démocratie directe s'exerce d'abord entre soi, entre des gens qui se connaissent. Contrairement à ce que laisse croire la théorie de la "société ouverte" [Popper], il n'est pas toujours facile d'ouvrir une démocratie à des idées nouvelles, alors que le débat scientifique est par définition ouvert, et l'est parce qu'il est plein de présupposés [partagés par tous, à partir desquels on peut travailler], tandis que le débat philosophique, qui est sans présupposés [on y remet toujours tout en question], ne saurait prétendre donner les bonnes solutions pour les problèmes urgents."

"Joyeuses Pâques." (G. Lautner, 1984).

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